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Ethe le 22 août 1914

Ethe le 22 août 1914
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10 mars 2008

La Bataille de Virton par Charles Dubois

21 Août

Le combat de Virton est un épisode, et non le moins glorieux, de la première grande bataille qui mit aux prises les armées françaises et allemandes. D’un côté le général Ruffey, de l’autre le Prince Impérial.

Jusqu'à la date du 21 août, on n’avait aperçu à Virton que des patrouilles volantes de dragons et d’uhlans prussiens. La gendarmerie belge d’abord, puis les dragons, les chasseurs et les cuirassiers français leur avaient donné la chasse et tué quelques hommes. Mais le vendredi 21, au matin, la ville fut subitement envahie par une compagnie du 123e régiment d’infanterie wurtem-bourgeoise. C’était jour de marché à Virton. Leur arrivée soudaine jeta la panique sur la Place de l’église. En grande hâte les paysannes s’enfuirent, emportant non vendus le beurre, les œufs et les légumes qu’elles avaient apportés. Le drapeau belge fut descendu du clocher et remplacé par les couleurs allemandes ; l’horloge fut immédiatement avancée d’une heure, et Virton devint terre conquise en attendant qu’elle devienne terre exploitée et pillée. Seule la flèche aiguë du clocher de Saint-Mard continua à déployer fièrement dans les airs les couleurs nationales, jusqu’au jour où effilochées elles s’en allèrent au vent par lambeaux, déchirées, mais libres et non violées. Elles symbolisaient le sort réservé aux populations du pays gaumais. Le Teuton pouvait les déchirer, les torturer, les assassiner ; mais :les asservir et les souiller, jamais !

Le premier moment de stupeur passé, on se ressaisit, et bientôt la petite ville reprit son aspect calme de chaque jour. On circulait, curieux mais méfiant, parmi les groupes ennemis montant la garde aux carrefours ou faisant la  popote au coin des rues.

Mais voici bien autre chose. A cinq heures du soir, la ligne d’horizon vers Houdrigny se couvrit de cavaliers et de fantassins. Bientôt la fusillade retentit au Sud-Ouest de la ville. Les Prussiens refoulés s’enfuirent à travers les pépinières ; les piquets des carrefours, ramassant fiévreusement gamelles et bidons, coururent comme un ramas de lièvres. Une mitrailleuse accompagna leur course de sa grêle chanson de criquet, et vers six heures, tout casque à pointe avait disparu dans les bois d’Ethe et de Latour. Cinq Allemands restaient sur le terrain ; sept étaient prisonniers. Les Français avaient eu trois hommes hors de combat, dont un lieutenant blessé.

Puis ce fut l’entrée triomphale de deux régiments d’infanterie française et d’un escadron de cavalerie. Je dis « triomphale », car ils furent reçus par les vivats d’une population en délire. On n’avait fait qu’entrevoir les bandits du Kaiser, et déjà on les haïssait de toute son âme et de toutes ses forces : ils avaient porté leurs sales mains sur notre drapeau, ces mains sacrilèges qui avaient déchiré les traités les plus sacrés ; ils étaient venus précédés et escortés de la sinistre réputation que leur avaient value les atrocités commises à Visé, à Herstal, à Liège... On fit fête aux petits Français. On les bourra de vivres, de friandises, de cigares, et, lorsqu’ils s’ébranlèrent pour gagner leurs cantonnements dans les établissements publics et les maisons d’instruction de la ville et de St-Mard, ce fut partout sur leur passage une clameur immense et ininterrompue de : Vive la France !

Nos alliés prenaient décidément l’offensive. Pas un cœur qui ne fut joyeux, cette nuit-là, dans Virton et les environs. Le torrent germanique irait se briser contre la digue des lignes françaises et refluer en désordre vers le Grand Duché de Luxembourg. D’aucuns même firent des rêves de conquête et eurent la vague vision d’une Belgique plus grande, confinant à la Moselle, au Rhin peut-être !

22 Août

Lorsqu’on vient de France en Belgique, par la grand-route de Longuyon à St-Mard, on traverse une bande de forêts large de deux kilomètres, qui jalonne à peu près toute la frontière, depuis Torgny jusqu'à Halanzy. Au débouché du bois, l’on jouit d’un panorama merveilleux. La vue embrasse un vaste horizon aux collines doucement ondulées, se prolongeant en un remous de mamelons vers Montmédy - Avioth à gauche, vers Aubange - Athus à droite. Devant soi, la vallée de la Vire, verte et profonde échancrure où se pelotonnent des villages aux toits rouges : Lamorteau, Harnoncourt, Dampicourt, St-Mard, Chenois, Latour, Signeulx, Ruette, Ville, Baranzy et d’autres encore. Virton est assise en gradins sur la croupe d’un coteau convexe et regarde couler le Ton, qui encercle de son cours paresseux la base de la colline et va se joindre à la Vire au village de St-Mard. Un boqueteau - le bois de Bampont - fait face à la ville sur un promontoire qui sépare les deux vallées de la Vire et du ton. Cet éperon se continue vers Ethe et St-Léger. Enfin deux rides délimitent le ban de Virton ; ce sont deux petits vallons qui descendent du Nord : l’un le val du Rabais entre Ethe et Virton ; l’autre le val de Rosière entre Virton et Houdrigny. De ces deux vallons s’élève, en lignes divergentes et en pente douce, un vaste plateau qui va finir à la ligne sombre des bois de Robelmont, de la Grange au Bois, de Plein Fays et du Bon Lieu. C’est sur ce plateau, découpé lui-même par des sinuosités peu nombreuses, que va se livrer le combat à jamais mémorable du 22 août. La route de Virton à Etalle le sillonne par son  milieu. Trois petites fermes flanquent la route : la première, la ferme Sondag à la sortie de la ville ; la deuxième, la Barrière Servais[1], un kilomètre plus loin, à l’endroit où la chaussée a fini de grimper le raidillon et se hisse sur le terre-plein du plateau ; la troisième, la ferme de Harpigny, oasis cultivée dans la vaste étendue des bois.

Ajoutons, pour plus de clarté, que le combat de Virton fait, avec ceux d’Ethe, de Signeulx et de Gorcy, partie intégrante de la grande bataille. Ils en sont pour ainsi dire le centre. Bellefontaine, Rossignol, Neufchâteau en constituent l’aile gauche ; Longwy, Briey et Audun le Roman forment l’aile droite. Je ne sais quelles furent les forces en présence. On a évalué l’armée du Kronprinz à 150000h. En réalité ses effectifs furent plus élevés. L’armée française comptait quatre corps ; mais la réserve ne prit point part à la bataille. C’est le 4e corps, général Boelle, qui s’échelonnait dans la partie Sud-Est du pays gaumais ; la 8e division, général de Lartigue devait défendre Virton.

Dans la soirée du 21 et dans la nuit du 21 au 22, des régiments arrivèrent encore de Montmédy, de Damvillers, de Tellancourt et campèrent dans les bourgs avoisinant Virton. Une compagnie fut envoyée en avant-poste sur la route d’Etalle et prit ses quartiers à la Barrière Servais. Chemin faisant, elle creusa quelques tranchées entre les deux premières fermes

Les Allemands eux avaient afflué par les bois. Depuis le jeudi 20, leur avant-garde avait occupé les fourrés impénétrables au N.-E. de Robelmont, autour de la ferme de Harpigny. Ils y avaient établi des campements jonchés de paille d’avoine et de blé, des lazarets à l’abri des balles, des retranchements profonds couverts de feuillage et de branches d’arbre. Le 21 ils poussèrent activement leurs travaux de défense et le plateau fut couvert de kilomètres de tranchées. Toute la nuit des colonnes d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie arrivèrent d’Arlon par la route de St-Léger et prirent position dans les bois de Laclaireau, d’Ethe, de Virton et de Robelmont.

La Bataille.

Le 22 août, le jour se leva dans un brouillard opaque et triste, enveloppant d’une buée pelucheuse les forêts, les campagnes et les artifices de l’ennemi. Dès 4 h. du matin, une patrouille de uhlans envoyée en reconnaissance se buta contre les sentinelles françaises postées autour de la Barrière Servais. Quelques coups de feu éclatent. Les cavaliers tournent bride et tout retombe dans un silence plein de fièvre et de menace.

A 5 h., les Allemands attaquèrent. La compagnie française envoyée en avant-poste prit rapidement les armes et se jeta en deux sections aux deux côtés de la route. L’ennemi s’avançait en masses formidables, invisibles dans le brouillard. Bientôt, de l’héroïque section de droite mitraillée à bout portant, il ne restait plus que le sergent-major, menant furieusement la bataille, et quelques hommes résolus engagés en pleine ligne prussienne et se battant comme des enragés. A son tour, la 2e section dut se replier vers les ravins qui dévalent dans la direction de Robelmont et, comme une avalanche, l’infanterie allemande couvrit le plateau. La ferme Servais flamba incontinent. Les malheureux blessés qui s’y étaient blottis furent achevés à coups de fusil, à coups de crosse, à coups de baïonnette[2]. La mêlée, dès lors, devint générale. Des retranchements, où l’ennemi était tapi, un ouragan de fer balaya les campagnes. Le village de Robelmont fut attaqué avec furie et ne tarda pas à flamber à son tour...

Cependant, à Virton, les compagnies françaises prenaient position. On ne croyait pas encore à une grande bataille et toutes les forces ne donnèrent pas à la fois. Comment d’ailleurs se battre contre un ennemi que l’on ne voyait pas ? On marchait à l’aveuglette, sans le moindre rempart pour se garer contre les décharges terribles des mitrailleuses prussiennes. Pas un cependant n’hésita. Par le val de Rosière, par le chemin creux de la ferme St-Joseph, par les jardins-nord de la ville, par les talus de la route d’Ethe, les pelotons disparurent dans le brouillard. Hélas ! de nombreux Français tombèrent sans même avoir brûlé une cartouche ! A 7 h. le crépitement de la fusillade faisait rage partout.

A huit heures et demie, le soleil radieux de ce mois d’août 1914, qui fut particulièrement chaud, perça enfin la couche épaisse de brume. Le canon se mit de la partie et changea la face des choses. Trois batteries se mirent en position entre le collège St-Joseph et la ferme de cet établissement . Cachées par le rideau sombre d’une pépinière et par les murs des étables, elles firent pleuvoir une grêle de shrapnells sur les lignes ennemies. Durant toute la matinée, elles tirèrent avec une précision admirable, fauchant les pelotons prussiens, éventrant leurs trous de taupe, démontant leurs pièces d’artillerie. Jamais les Allemands ne se doutèrent d’où leur tombait toute cette mitraille. Ils ne surent pas repérer l’emplacement de ces canons et ne répondirent pas à leurs coups. A peine quelques obus tombèrent aux alentours. Ce fut bonheur pour le Collège St-Joseph, qui certes eut été anéanti. Un seul obus troua un mur d’enceinte ; un autre mit en pièces l’escalier d’entrée du pensionnat Ste Lucie et un troisième perça la façade de l’Ecole Normale.

De la butte qui domine la station de St-Mard, d’autres batteries françaises balayèrent le bois de Bampont et les campagnes d’Ethe, tandis que de la Croix Jean de Paris, au-dessus de Meix, d’autres encore prenaient d’enfilade les troupes allemandes attaquant Robelmont.

Les Prussiens avaient établi leurs pièces à la lisière des bois : à droite et à gauche de la route d’Etalle près de la Grange au Bois, - à la ferme de Harpigny-

au haut du village de Robelmont - dans le vallon au Nord de la villa romaine des Sarrazins, - à Pierrard, dans les champs qui dévalent du bois de Bampont.

A partir de 10 h. la mêlée fut effroyable. Sans un abri, héroïquement, les 115, 117,124, et 130es régiments d’infanterie montèrent à l’assaut des tranchées ennemies. Les Mauser, les mitrailleuses, les Krupp de 0.077 crachèrent des milliers de balles et de projectiles. N’importe ! Calmes, stoïques, officiers en tête, ils allaient, conquérant pas à pas le plateau. Refoulés, ils reprenaient l’offensive. Le plateau fut pris et repris trois fois. Vainement les bataillons allemands tentèrent de les rejeter en arrière et de les écraser de leurs masses. Le 124e et le 130e - déjà si éprouvés dix jours auparavant à Mangiennes - perdirent la plupart de leurs officiers[3]. Morts et blessés tombèrent par centaines, mais le glorieux tricolore flotta sur les tranchées conquises les unes après les autres.

Oh ! la bonne besogne que faisaient les pièces françaises de 0.075. J’ai vu un peloton d’infanterie ennemie traverser la route d’Etalle, non loin de la Barrière Servais, gravir le talus et s’avancer sur le terre-plein des campagnes. La batterie du Collège St-Joseph gronda ; quatre obus éclatèrent en quinconce au-dessus du peloton : il ne restait plus que trois hommes courant éperdus comme des fous. Un Hauptmann me disait quelques jours plus tard : L’artillerie de campagne de la France est une chose admirable ; c’est le dernier mot du progrès.

Les Allemands s’écroulaient par rangs entiers ; dans les fossés les morts étaient étendus enchevêtrés en longues files grises ; le long du bois ils s’amoncelaient en tas autour de leurs canons démontés, parmi leurs chevaux éventrés. Nul ne saura jamais exactement le chiffre - et il doit être effrayant - des pertes allemandes. Le nombre des morts français enterrés par les soins de l’Administration Communale dépasse de beaucoup celui des morts allemands. Le soir même du combat, les Prussiens inhumèrent une partie des leurs dans les champs et dans les bois ; ils en emmenèrent d’autres sur des chariots de campagne, à ce que disent des témoins dignes de foi, civils emmenés dans les lignes allemandes le lendemain de la bataille. Tout devait être, chez les Prussiens, mensonge et duplicité dans cette campagne : voici qu’ils truquaient même le chiffre de leurs morts[4] !

Vers 2 h. de l’après-midi, le feu des batteries allemandes se ralentit : les munitions s’épuisaient ; plusieurs pièces étaient démolies ; les artilleurs jonchaient le terrain aux alentours, parmi des débris innommables d’hommes, de chevaux et de caissons . La terre labourée par les obus à la mélinite ouvrait des trous béants, visibles de très loin. A 4 h. de nouvelles pièces furent amenées d’Ethe à travers bois et la canonnade reprit plus furieuse que jamais. Dans le roulement formidable de cet orage, qui embrasait l’horizon de l’Ouest à l’Est, on ne distinguait que les coups de tonnerre des canons français postés autour de la ville. Et ce fracas terrifiant dura onze heures[5] ! A 7h. les braves troupiers français étaient arrivés au sommet du plateau. Et voici que soudain, dans le bruit de la fusillade et dans le soir qui tombait le clairon sonna la charge - A la baïonnette -!

Les notes d’airain allument dans les coeurs cette furia française si redoutée des ennemis. Les compagnies sont décimées, harassées de fatigue ; les figures sont noires de poussière détrempée par la sueur ; les capotes sont lacérées par les balles, les jambes sont endolories et comme cassées par les marches et les contre-marches ; les estomacs sont creux et tiraillés par la faim ; mais les coeurs sont vaillants. De toutes les poitrines sort un hurrah frénétique et, comme des lions, les petits fantassins bondissent en avant. Pantalons rouges et vestes grises sont confondus dans un pêle-mêle affreux.

Les Allemands plièrent sous cet élan furieux, lâchèrent pied et s’enfuirent dans les bois Il fallut toute l’énergie des officiers français pour ramener en arrière leurs hommes déchaînés. Ils avaient dépassé la ligne des batteries prussiennes et risquaient d’être canonnés par leur propre artillerie !

Le terrain restait à l’armée française. Hélas ! pourquoi ne mit-on pas à profit cette belle victoire ? Car c’était la victoire. Pourquoi, au cours de la nuit, les Français se retirèrent-ils vers les crêtes frontières ? A Neufchâteau et à Rossignol l’ennemi avait été mis en pleine déroute[6]. L’action avait été moins brillante, il est vrai, vers Ethe, Signeulx et Baranzy. Mais enfin, l’offensive avait réussi : la marche des Allemands sur Montmédy et le Nord-Est de la France était arrêté ? Les ennemis eux-mêmes ne crurent pas à une retraite définitive et passèrent la nuit à creuser de nouvelles tranchées.

On a dit que, ne s’attendant pas à une grande bataille, l’armée se trouvait dans des conditions d’infériorité numérique. La réserve n’avait pas donné et était restée au-delà de la frontière. On a dit encore que cette bataille n’avait d’autre but que d’attirer l’ennemi sur les positions formidables de la Meuse où l’on se proposait de la détruire sans risquer de grandes pertes. On a dit enfin que des renforts considérables arrivaient de l’Est au secours du Prince Impérial et menaçaient de couper l’armée française... Il ne nous appartient pas de juger, moins encore de critiquer l’Etat-Major. Ne succombons pas à la sotte tentation de faire de la stratégie en robe de chambre.[7]

Dans les Ambulances

Si l’armée française ne s’attendait pas à une bataille autour de Virton, les Gaumais s’y attendaient moins encore. On avait tant de fois répété que jamais les Allemands ne se risqueraient dans la vallée étroite de la Vire, si peu propice à un passage de troupes, si proche des forteresses de Longwy et de Montmédy ! C’est dire que les Croix Rouges étaient peu organisées et manquaient de matériel. Recueillir les cavaliers blessés dans des escarmouches de reconnaissance, recevoir peut-être quelques hommes amenés de lointains champs de bataille, là devait se borner - croyait-on - le rôle de nos ambulances.

La nécessité rend le dévouement ingénieux et prompt. Avec un zèle admirable le service de la Croix Rouge fut créé de toutes pièces. Dès 8 h. du matin les premiers blessés furent amenés par les brancardiers militaires, et, dès cette heure on fut prêt à les recevoir. A 4 h. de l’après-midi, 40 blessés avaient trouvé place à l’hospice civil, 150 au Collège St-Joseph, 60 à la Villa Ste Lucie, une grosse centaine au Pensionnat de l’Immaculée Conception, d’autres au Carmel, à l’Ecole des Frères Maristes, au Collège Communal, à l’Ecole Ménagère, dans des maisons particulières ; d’autres encore à l’hospice et à l’hôtel de ville de St-Mard. Les brancardiers volontaires se présentaient nombreux et bientôt, sur tous les chemins, se croisaient de lugubres cortèges ramenant sur des civières de nouveaux blessés. Les ambulances improvisées manquèrent rapidement de matériel ; mais grâce au dévouement plus qu’admirable de nos trois médecins civils (auxquels se joignirent le surlendemain deux majors français) de nos pharmaciens, de M. le Directeur de l’Hospice et de Madame, des prêtres et des religieuses, des Messieurs, des Dames et des Demoiselles de la ville, aucun blessé ne manqua ni de soins, ni de pansements. Aucun ? Hélas ! Il en restait beaucoup sur le champ de bataille. Pendant 24 heures, ils demeurèrent étendus dans les chemins creux, dans les champs d’avoine, de blé et de trèfle.

Lugubre nuit ! Le froid fut vif et piquant . Au loin, Belmont, Gomery et Robelmont brûlaient, et, tout près, les deux fermes de la route d’Etalle, comme de gigantesques torches, projetaient sur les champs, où gisaient morts et mourants, de fauves lueurs. D’une fenêtre donnant sur la campagne j’entendais dans le calme de la nuit sereine et étoilée des appels déchirants. J ‘ai vu, le lendemain, en relevant des malheureux, des spectacles à faire frémir : des morts par paquets, dans des poses tragiques, tous déjà bleuis et bouffis par la chaleur de la journée ; des boîtes craniennes vidées de leur contenu, des ventres ouverts, des membres pantelants et déchiquetés ; mais l’émotion que me causa cette vision d’horreur n’est rien auprès de l’angoisse qui m’étreignit lorsque j’entendais ces cris suppliants :

-     A boire ! De l’eau ! J’ai soif !

-     Oh ! que je souffre ! Pitié ! A l’aide ! Ah !

-     Maman !

-     Mon Dieu !

Et l’on souffrait avec eux de la souffrance horrible de ne pouvoir les secourir. Car voici que scintillèrent et circulèrent dans la nuit des centaines de petites lanternes. C’étaient les Prussiens qui dépouillaient les officiers français, fouillaient les morts et les blessés. De temps à autre, des coups de feu rayaient l’obscurité. Un fantassin du 124e, que je relevai le lendemain, me conta que ces coups étaient envoyés par ces détrousseurs de cadavres à tout blessé qui tentait de se soulever. Lui-même, ne pouvant se traîner - il avait la cuisse cassée - s’était terré, crainte d’être fusillé, dans un trou qu’il s’était creusé au moyen d’une cuillère.

Le 23 au matin, les brancardiers Virtonnais emportèrent dans des véhicules de fortune, chariots garnis de foin, voitures de boulangers, charrettes à bras, tous ceux que l’on retrouva vivants. Les pauvres garçons se laissaient transporter sans crier. On leur faisait bien mal cependant. Mais la bataille reprenait ; les batteries prussiennes tonnaient à quelque quatre cents mètres plus loin ; les shrapnells sifflaient autour de nous et il fallait se hâter. Forcément, par-delà les lignes allemandes, des malheureux restèrent sans secours. On en retrouva trois jours, quatre, et même, dans les ravins boisés, huit jours plus tard. Grâces à Dieu, la plupart échappèrent à la mort.

23 Août. 

Notre drapeau porte des couleurs bien symboliques : le rouge du sang versé pour la conquête et le maintien de nos libertés constitutionnelles ; l’or des jours de gloire et de prospérité nationale ; mais il porte aussi une large bande de deuil. La patrie belge ne veut pas que se perde le souvenir de ceux qui sont morts pour sa défense. Habitants du pays gaumais, au retour anniversaire de ces tragiques journées du 23 et du 24 août, fleurissez vos cimetières ; étalez largement la bande noire du drapeau sur les tombes de ceux qui furent innocemment massacrés, en ces jours, par les hordes sauvages des Huns modernes. Que de génération en génération on conserve la mémoire des personnes fusillées à Belmont, à Ethe, à Latour, à Gomery, à Baranzy, à Mussy, à Musson et ailleurs.[8] Que vos maisons relevées conservent la trace des incendies allemands,[9] afin que la postérité n’oublie pas et que le teuton soit toujours, partout et en tout l’éternel ennemi.

23 août ! Ethe, Gomery, Bleid, Musson, Baranzy, Mussy et Signeulx en partie étaient livrés aux flammes. C’est par ces villages que s’écoulait le torrent des Barbares en route vers Longuyon.

Dès 8 h. du matin un escadron de uhlans fit irruption dans Virton, réclamant, baïonnette au canon et revolver au poing, des centaines de kilos de pain. Des portes furent enfoncées dans le quartier nord de la ville. Les poulaillers furent mis à sac. Sept jeunes gens paisibles s’en allaient, par la rue de l’hôpital, secourir les blessés et ensevelir les morts. Brutalement ils furent emmenés à Etalle : quatre y furent fusillés [10]; les trois autres réussirent à s’échapper. Sans aucun doute Virton allait subir le sort des bourgs voisins, lorsqu’à 10h.,le canon français se remit à tonner.

Deux batteries allemandes garnirent la ligne faîtière du plateau, entre Houdrigny et la Barrière Servais. Une autre s’établit vers Latour, au dessus de la ferme du bois de Bampont. Les bataillons prussiens essayèrent de sortir des forêts et de marcher sur Virton. C’est alors que de Montquintin, des crêtes de Meix et d’un mamelon à l’ouest de St-Mard, les pièces françaises ouvrirent le feu. Simple duel d’artillerie. L’infanterie du général Boelle continuait son mouvement de retraite. Ce fut, du côté allemand, une véritable hécatombe. Les pelotons tombaient sans pouvoir dépasser la lisière des bois. Vers une heure l’offensive ennemie était brisée.  Le feu s’éteignit et l’on put se croire définitivement sauvé.

Il y eut cependant encore une alerte. A 4h. quelques brutes - des uhlans à ce qu’il paraît - s’introduisent dans l’ambulance des religieuses de la Doctrine Chrétienne et voulurent faire sortir des blessés. « Les Français arrivent » crie quelqu’un, et, comme une volée de moineaux les sinistres bandits disparurent dans la direction de la forêt.

Suprême infamie Allemande.
Bombardement de l’ambulance du collège St Joseph

"Les militaires et les autres personnes officiellement attachés aux armées qui seront blessés ou malade devront être respectés et soignés, sans distinction de nationalité, par le belligérant qui les aura en son pouvoir." (Croix rouge. Convention internationale de Genève, le 6 juillet 1906, chap.I art.1).

« L’autorité militaire pourra faire appel au zèle charitable des habitants pour recueillir, sous son contrôle, des blessés ou malades des armées, en accordant aux personnes ayant répondu à cet appel une protection spéciale et certaines immunités. » (id. ch. I.art. 5.)

« Le personnel exclusivement affecté à l’enlèvement , au transport et au traitement des blessés et malades, ainsi qu’à l’administration des formations et établissements sanitaires, les aumôniers attachés aux armées, seront respectés et protégés en toute circonstances ; s’ils tombent entre les mains de l’ennemi, ils ne seront pas traités comme prisonniers de guerre. » (id. ch. III  art. 9.)

« Est assimilé au personnel  visé à l’article précédent, le personnel des sociétés volontaires dûment reconnue et autorisées par le gouvernement, qui sera employé

dans les formations et établissements sanitaires des armées » (id. ch. III  art. 10.)

« Le matériel des sociétés de secours, admises au bénéfice de la convention conformément aux conditions déterminées par celle-ci, est considéré comme propriété privée, et comme tel, respecté en toutes circonstances, sauf le droit de réquisition reconnu aux belligérants selon les lois et les usages de la guerre. »(id. Ch. IV. art. 16.)

Toutes ces dispositions s’appliquaient évidemment  aux établissements de la Croix - Rouge organisée officiellement à Virton, reconnue et autorisée par le gouvernement Belge. Tout peuple civilisé se serait fait un devoir sacré de les respecter, mais nous avions affaire à un peuple traître à tous ses engagements, violant les traités qui portaient sa propre signature, foulant au pied le droit des gens, inscrivant la barbarie et la félonie en tête de son code militaire. Les soldats qui franchirent la frontière Belge sous Arlon se vantèrent de devenir, en quittant le sol neutre du Grand - duché de Luxembourg « des barbares non civilisés ! »

Virton avait retrouvé un peu de calme. Depuis midi, les rues n’étaient sillonnées que par des Dames, des Demoiselles et des Messieurs portant le brassard de la croix de Genève, s’empressant de donner aux blessés des médicaments, des vivres et des objets de pansement. On croyait les Allemands définitivement repoussés. Le disque agrandi du soleil s’inclinait sur l’horizon et les premières ombres du soir envahissaient progressivement l’étendue, lorsqu’à 18 h 50, un coup de canon retentit à l’orée du bois de virton. Quelques obus, passant dans les airs avec un chuintement particulier, décrivirent une parabole par dessus la ville et vinrent éclater dans les jardins du faubourg d’Arival. Deux autres tombèrent, l’un près de l’hospice civil, tuant M. Mocombe de Virton et M. Cyrille Adam-Margot de St-Mard, l’autre dans le parc de M. Foncin, notaire honoraire, ancien bourgmestre, qui fut atteint par un éclat et tué presque sur le coup. Un autre encore creva sur le toit de M. Pierre, cordonnier, rue de l’Hôpital, mais sans faire de trop grands ravages.

On crut à un bombardement, et la population, affolée, se réfugia dans les caves. Puis ce fut une canonnade épouvantable, à laquelle répondit une batterie française installée au-dessus de St-Mard.

Mais Virton n’était pas le but des projectiles ennemis. Ces premiers obus n’avaient d’autre objet que de terroriser les habitants et de rectifier le tir. Il fut bientôt évident que le Collège St-Joseph seul était visé. N’était-ce pas une grande maison religieuse et l’ambulance qui renfermait le plus de blessés français ? La rage anti - romaine [11] et la haine anti-française pouvaient s’assouvir à la fois ! Les obus à shrapnells parurent insuffisants à ces monstres, et ils mirent en batterie des pièces de 12 centimètres, lançant d’énormes boulets chargés à la mélinite. On recueillit une grande quantité de fragments au Collège St-Joseph : ils mesurent 5 centimètres d’épaisseur ! Un artilleur allemand, qui les vit dans la suite, avoua ingénument que ces pièces font partie de l’artillerie lourde et que leurs projectiles percutants servent uniquement à renverser des murs et à démolir des ouvrages bétonnés. Quatre grands drapeaux de la Croix-Rouge flottaient sur les toits ; ils étaient visibles de tout le champ de bataille.

Le bombardement dura une heure. Elle parut longue comme un siècle ! La nuit était tout à fait venue et ajoutait l’horreur des ténèbres à la peur atroce qui pesait sur tous comme une chape de plomb. Le bruit des décharges était pire que le fracas des plus forts coups de tonnerre. Le sol en était ébranlé profondément, et, bien que les pièces fussent installées à plus de 3 kilomètres, toutes les vitres tremblaient. Puis c’était une grande lueur verdâtre, et l’obus éclatait avec un tumulte d’enfer. Ceux qui ont vécu cette heure terrifiante ne l’oublieront jamais ! Six de ces obus tombèrent sur l’Avenue Bouvier, fracassant un grand orme, déchaussant le mur et grillage d’enceinte, affouillant l’empierrement de la route, démolissant la façade d’une maison, creusant dans un champ en bordure des trous d’un mètre de profondeur. Sept explosèrent dans le jardin de l’Etablissement, déchiquetant les arbres, éparpillant les plates-bandes, renversant des murs. Deux, sur la route de Dampicourt, découronnèrent le chaperon du mur, arrachèrent de ses gonds une lourde porte de fer et la réduisirent en fragments roulés en volute et criblés de trous comme une passoire. Treize s’égarèrent dans les champs entre le Collège et sa ferme. Enfin, six tombèrent sur les bâtiments. Plus de trois mille vitres volèrent en éclats ; des toitures, des salles de classe et d’étude, des quartiers de professeurs, et les cabinets de la cour ne présentèrent plus qu’un amoncellement chaotique de débris sans nom. Les dégâts s’élevaient à plus de 30 000 frs. En tout, 34 projectiles avaient été dirigés contre le collège, et ce fut miracle que le feu et la mitraille n’aient pas détruit la maison de fond en comble.

Mais ne nous apitoyons pas trop sur ces ruines matérielles, alors que nous avons à déplorer la perte de tant de vies humaines. En ce moment, 120 blessés remplissaient le grand  hall vitré qui sert à la fois de salle de récréations et de salle de fêtes. On les y avait installés à la hâte sur des matelas que rendait plus moelleux une couche de paille. Comme un bolide, un obus perça le mur extérieur du bâtiment, passa dans une chambre du premier étage, creva la voûte et pénétra dans une salle de classe du rez-de-chaussée, où il explosa avec une violence inouïe. Chose inexplicable, - à moins d’admettre qu’un second suivit exactement la trajectoire du premier, - l’épaisse muraille qui sépare cette classe du hall, fut éventrée, et tout un pan de maçonnerie s’écroula sur les pauvres malades. Deux soldats allemands (il y en avait neuf dans l’ambulance) râlaient, écrasés sous les décombres. Ce fut un moment de stupeur et de panique indescriptibles . De tous les coins de la salle partaient des hurlements et des appels. Des malheureux se levaient pour s’enfuir, quand un autre obus vint heurter le haut du mur au-dessus du toit vitré et s’abattit au milieu des blessés. Minute effroyable ! Les lourdes plaques de verre s’effondrèrent, entaillant les chairs ; les éclats de mitraille s’éparpillèrent en tous sens, ouvrant de larges et affreuses blessures. En même temps, les fils électriques, coupés net, plongèrent une partie de la salle dans une demi-obscurité. Presque nus, des éclopés se sauvèrent dans les caves et dans les corridors.

Spectacle affreux : douze blessés, dont trois Allemands, gisaient morts sous les débris ; d’autres, les deux jambes coupées ou les membres criblés de projectiles, geignaient lamentablement. Avant la fin de la nuit, il y eut dix-huit cadavres !

Une grande partie du personnel de l’ambulance avait quitté la salle depuis peu pour prendre le repas du soir, sinon on eût eu d’autres malheurs encore à déplorer. Les blessés des salles d’entrée - cinq locaux étaient affectés au service de l’ambulance - en furent quitte pour la peur. On se hâta de panser les plus abîmés, et pendant deux heures, avec d’infinies précautions, on transféra les survivants dans la chapelle.

Le lendemain, des officiers et un médecin-major allemands vinrent contempler cette grande œuvre de la haute culture germanique ! Que pensèrent-ils dans leur for intérieur ? Je ne sais ; mais ils ne purent nier l’évidence. Aucun n’essaya d’expliquer le fait par une méprise. La batterie française qui finalement réduisit les Prussiens au silence, était distante du collège de deux kilomètres, et prétexter une réponse à ses coups, c’eût été s’avouer tireurs par trop imbéciles !

Ces obus tirés sur la Croix Rouge furent le dernier exploit de guerre des Allemands à Virton et leurs bombes d’adieu. Le lendemain, l’on se battait entre Longwy et Montmédy, au Nord-Est de la France. Virton allait être occupée de longs mois par les troupes tracassières de la Landsturm.

Conclusion.

Pour tout lecteur bienveillant qui a daigné nous lire jusqu’au bout, une conclusion s’impose. Elle se résume en un mot, et il n’est pas - s’adressant à une race - anti-Chrétien ; ce mot c’est : revanche ! Oui, ami lecteur, revanche ! Tu le dois et tu le peux. Nous devons nous ingénier tous, chacun dans sa sphère, à punir la « nation maudite ». Que tout bon Belge, que tout Gaumais surtout prenne par devers lui l’engagement d’honneur de boycotter sans rémission tout produit manufacturé allemand et toute maison vendant des marchandises allemandes. L’Allemagne est le pays de la pacotille et du toc, ne l’oublions pas. On trouvera productions aussi bonnes, aussi solides, aussi pratiques, aussi avantageuses en Belgique et chez nos alliés amis. Et s’il fallait même les payer un peu plus cher - ce sera rarement le cas, - sachons par fierté patriotique renoncer à quelques sous de bénéfice. A bas l’Allemagne et les choses allemandes !

Pour finir, reportons nos pensées vers les braves gens qui ont donné leur sang pour nous et qui dorment leur dernier sommeil dans notre bonne terre lorraine. Leurs tombes doivent être choses sacrées. Que toutes soient, non seulement respectées, mais honorées, fleuries et ombragées de la croix rédemptrice. Ils furent tous des vaillants, depuis les chefs dont l’histoire redira les noms, jusqu’au plus simple soldat, héros obscur tombé au champ d’honneur. Faisons nôtres ces belles pensées que Pierre de la Gorce, dans son Histoire du Second Empire, dédie aux soldats de St-Privat et de Rézonville :

« C’est vers les plus humbles que la pensée s’incline, vers la multitude obscure des sacrifiés, vers ceux que la patrie, dans le même langage que l’Eglise, appelle l’armée des martyrs ; vers cette foule anonyme que le monde n’a point connue, qu’il ne connaîtra jamais, et envers qui Dieu seul peut acquitter la dette impayée ici-bas. Le jour des Morts, dans les paroisses de nos campagnes chrétiennes, quand le prêtre célèbre la commémoration des défunts, il descend de nom en nom, depuis les plus notables jusqu’aux plus chétifs ; puis, quand la liste funèbre est close, il recherche le plus abandonné, le plus déshérité, et il ajoute, à l’intention de ceux dont la mémoire serait perdue : Prions pour l’âme la plus délaissée.

« Que cette prière soit la nôtre. Entre tous ceux qui, dans les batailles qu’on vient de raconter, donnèrent leur sang, que notre hommage aille de préférence à ceux qui n’ont reçu aucune récompense des hommes, qui, dans le souvenir même de leurs proches, ne représentent plus qu’une image effacée, mais dont Dieu, qui couronne le sacrifice et répare les oublis, a gravé le nom dans le Ciel. »

Episode de la bataille d’Ethe

La journée d’un brancardier militaire Français

22 août 1914. Il est trois heures du matin. Les clairons sonnent la diane. Les hommes du 103e régiment d’infanterie Française sortent des maisons, des granges, des communs du château ou simplement du parc ombragé de grands arbres, où ils ont passé la nuit. Encore appesantis par la longue étape fournie la veille, ils bâillent et s’étirent les membres en endossant les sacs ou en laçant les godillots. Nous sommes à Gomery, petit hameau belge caché dans un repli de la vallée de la Vire à une lieue-Est de Virton. Il règne un épais brouillard qui noie dans une buée laiteuse les crêtes et les bois séparant deux plaines où coulent le Vire au Sud, le Ton au Nord. Les deux rivières serpentent presque parallèlement et marient leurs eaux au gros bourg de St-Mard, quelques kilomètres plus à l’Ouest, dans la direction de Montmédy. L’air frais et le café chaud ravigotent rapidement les petits troupiers et ils sont gais et dispos quand, à 4 h., on donne l’ordre de la marche en avant. La veille, les éclaireurs se sont heurtés à une patrouille de uhlans et l’on a entendu des fusillades d’avant-postes tout près, vers Bleid et Mussy-la-Ville. On dit que les Prussiens sont de l’autre côté de la colline, dans les bois qui dominent Ethe, par delà le Ton. Ils ne doivent pas être nombreux, et c’est avec entrain que l’on enfile le chemin raide du coteau.

Les compagnies disparaissent les unes après les autres dans le gris qui obscurcit l’air. La dernière vient d’atteindre le faîte de la route, sorte de col étroit entre deux bosquets, lorsque, dans la plaine, aux abords du village d’Ethe, retentit soudain une vive fusillade. Les Prussiens occupent les rues, les ruelles, les jardins, le plateau qui domine l’agglomération, les bois qui délimitent les campagnes vers le Nord. Ils sont solidement abrités derrière des tranchées profondes. On croyait n’avoir affaire qu’à quelques centaines d’hommes : on se heurtait à toute une division de l’armée du prince impérial.

Les balles ronflent de toutes parts et ricochent sur les pierres du chemin ; un ennemi invisible nous mitraille presque à bout portant ; on n’a pas eu le temps de se reconnaître et de prendre des dispositions de combat... N’importe : les pelotons se forment en tirailleurs et se lancent à l’assaut du village. Ce fut alors la mêlée, mêlée héroïque où l’on se battait un contre cinq, où il fallait emporter rue par rue et presque maison par maison. Hélas ! beaucoup des nôtres jonchaient déjà de leurs cadavres le flanc de la colline qui dévale des hauteurs de Gomery vers le Ton. Au bord de la rivière s’élève la grande scierie à vapeur de M. Capon . Tout près de là se trouvent un tas de fagots, des corps d’arbres, des amoncellements de planches. Derrière ce frêle abri, nous installons une ambulance de fortune où seront transportés nos blessés, de 7 h. du matin à 3 h. de l’après-midi.

Cependant, à 8 h. une batterie de 0.075 arrive à la rescousse. Mais à peine est-elle sortie du bois qu’elle reçoit en plein la décharge d’une batterie allemande . Deux pièces sont démontées, les chevaux s’abattent tués ou éventrés ; les artilleurs se traînent mourants ou blessés dans les fossés du chemin. Ce fut un moment d’horrible angoisse. Quelques officiers, encore debout, se ressaisissent. Lignards et canonniers s’attellent aux pièces intactes et, à travers balles, mitraille et obus, à force de bras, les traînent jusqu'à la scierie. Un caisson est amené de la même manière...

Tout cela a pris bien du temps. Il est près de onze heures. On parvient enfin à mettre les deux pièces en position, et leur tir précis soutient nos braves fantassins. L’ennemi plie, et déjà la compagnie du capitaine Jouet et du lieutenant Claude a fait une trouée qui mène l’ennemi jusque par delà la ligne du chemin de fer. A la Scierie, où nous pansons les blessés, c’est un véritable ouragan de fer. Toutes les balles perdues que n’arrêtent pas les murs des maisons, viennent labourer le sol autour de nous. Au deuxième coup de canon, le capitaine qui commande la demi-batterie s’affaisse, les deux cuisses traversées ; le lieutenant succombe peu de temps après ; puis c’est le tour de l’adjudant-chef et du maître-pointeur. A deux heures, il ne reste plus qu’un servant, mais c’est un héros. Froidement, il ramasse les jumelles de son commandant, pointe sa pièce et fait feu. Tout le caisson y passa. J’étais assis à quelques pas de lui. A l’aide d’une longue vue, j’observais les effets du tir. Parfois, le brave garçon s’arrêtait et, se tournant vers moi, avec un sourire joyeux :

-     Ca colle ? disait-il.

-     Je vous crois que ça colle. Allez-y. Ils tombent comme des mouches !

C’était vrai. Là-bas, sur le plateau, au-delà du village, je voyais des pelotons entiers s’écrouler comme des pans de mur.

-     Des munitions ! mes amis, des munitions !

Quelques soldats partirent en rampant. L’un d’entre eux fut blessé à la cuisse : une balle lui enleva un lambeau de chair. Il appliqua sur la blessure le pansement individuel dont est muni tout soldat :

-     Bah ! ce n’est qu’une égratignure ! dit-il.

Et il continua de ramper. Ils ramenèrent, Dieu sait avec quelles peines, trois caissons restés là-haut, à l’entrée du bois.

Pendant cinq heures, le brave artilleur fit rugir sa pièce. Nous lui passions les obus, en faisant la chaîne. A 7 h. du soir , il tira son dernier coup : les trois caissons étaient vides. Lui, il était noir de poudre, les cheveux, les cils et les sourcils brûlés, les vêtements salis. Il était beau comme cela, beau comme un héros ! Il se tourna vers le capitaine couché sur le revers du talus et qui, stoïque, sans un mot de plainte, avait assisté à cette chose énorme : un homme remplaçant à lui seul toute une batterie.

-     Mon capitaine, dit-il simplement, je n’ai plus de munitions.

Le capitaine se souleva à demi, et, l’attirant à lui, il l’embrassa longuement.

-     Mon ami ! lui dit-il, au nom de la France, merci ! Va, sauve-toi. Si je ne laisse pas ici ma carcasse, après la guerre, je me souviendrai de toi. Adieu !

Il pleurait.

Des soldats épars du 103, du 104, des artilleurs, des hussards, débris glorieux de régiments décimés, s’étaient peu à peu réunis autour de la Scierie Capon. Il était huit heure et demie du soir. Depuis l’aube, ils avaient tenu l’ennemi en échec et disputé pied à pied le village. Ils avaient fait leur devoir, tout leur devoir. A présent, les masses allemandes les débordaient. Ils se replièrent. L’artilleur encloua ses deux canons et, avec les camarades, il disparut dans la nuit.

Les Ambulanciers

A Virton, les Français avaient refoulé l’ennemi jusque dans les bois. Partout néanmoins ils battaient en retraite. La bataille était finie. Seuls les brancardiers allaient continuer leur rôle. C’est leur sort, périlleux et glorieux à la fois, de rester au poste quand les autres s’en vont.

Vous ai-je dit que le Ton longe la scierie près de laquelle notre ambulance de campagne était installée ? Deux ponts de pierre, fort rapprochés l’un de l’autre, l’enjambent, conduisant à Ethe les routes de Gomery et de Bleid. Sur la rive droite, nous prîmes possession d’une grange ouverte. Au loin, on entendait les clameurs sauvages des Prussiens entrant dans Ethe évacué. Puis ce furent de grandes lueurs sinistres ; l’horizon s’irradia de pourpre : Belmont, le faubourg d’Ethe, flambait. Parfois, des feux de peloton crépitaient dans une rue : on fusillait des prisonniers désarmés ou des civils inoffensifs[12] .

A neuf heure et demie, nos blessés étaient tous transportés de la Scierie dans la grange, au-delà de la rivière. On les coucha sur un bon lit de paille ; les pansements furent renouvelés et à cinq nous partîmes à la recherche des survivants. Trois fois, les flancs de la colline, vers Gomery et Latour, furent minutieusement explorés. A trois heures du matin, nous avions ramené plus de 40 blessés. La grange devint insuffisante : une dizaine furent évacués dans une chambre de la maison en face, appartenant à M. Capon-Fidry. Tout cela ne se fit pas sans incidents. Entre minuit et une heure du matin, nous fouillons le champ de bataille, lorsqu’une troupe munie de lanternes arriva sur nous.

-     Des copains, dit l’un d’entre nous.

-     Hé ! là-bas, les amis, par ici !

C’étaient des uhlans à pied, envoyés en éclaireurs. Dès qu’ils nous aperçurent, ils dirigèrent vers nous les feux de leurs lanternes et, braquant leurs revolvers :

-     Haut les mains ! crièrent-ils.

Nous levâmes les mains. Ils nous tâtèrent. J’avais conservé mon sabre sous ma capote.

-     Jedez za ! dit une voix rauque.

Je jetai mon sabre.

-     Et maintenant, tous regardez bar-là !

Ils nous mirent le revolver sous le menton, nous obligeant à tourner la tête, pas assez cependant pour m’empêcher de les voir occupés à leur besogne d’hyènes. Adroitement, ils barbotaient les porte-monnaie et les montres des morts. Je vis même un des ces monstres arracher une alliance d’or à un doigt crispé...

Nous étions éreintés. On se partagea les veilles et, de 3h. à 6, on essaya de dormir, sur une botte de paille, quelques heures fiévreuses parmi les râles et les gémissements des blessés.

23 août - Fusillade des brancardiers. 

Cependant, à Ethe comme dans tous les autres villages du Luxembourg où se déroula la bataille, les habitants avaient improvisé de toute pièces le service de la Croix - Rouge. M. le comte de Briey, gouverneur de la province, ouvrit toute grande les portes du château de Laclaireau ; M. le docteur Dordu offrit sa maison à l’entrée de Belmont, Les prussiens le récompensèrent de sa charité : le lendemain, ils mirent le feu à l’ambulance, jetèrent dehors médecins et blessés et fusillèrent les brancardiers français sous les yeux de leur major. Mère Euloge, Supérieure des religieuses d’Ethe, aménagea les salles de l’école primaire des garçons...

On nous apprend ces détails le matin du 23 août. Immédiatement, nous décidons le transfert de nos malades à la maison d’école. C’est l’ambulance la plus rapprochée de notre grange. Les rues sont encombrées de cadavres gisant dans des flaques de sang. Et Voici que l’armée allemande défile par la petite rue que nous devons suivre en transportant nos pauvres mutilés. A chaque instant on nous arrête, et c’est chaque fois le cri impérieux : « Haut les mains » les habitants nous consolent quelque peu de cette brutalité tudesque. Pendant que nous enlevons les blessés des rues et des maisons, ils viennent nous réconforter de bonnes paroles de sympathique pitié et nous apportent café, lait, œufs, et chocolat.

Le bâtiment d’école est encombré. Plus de 200 civils ont cherché refuge dans les caves, dans les salles de la mairie. Des soldats sont couchés tout sanglants dans les corridors, sur les marches des escaliers, dans les locaux de classe. Les religieuses et les ambulanciers volontaires circulent dans cette cohue, se dévouant tant qu’ils peuvent. Ici du moins les blessés reçoivent quelques soins, et nous décidons d’y ramener aussi ceux de la maison Capon. Nous partons quatre, et nous voici en route, portant un malheureux qui n’en peut plus. Les Allemands passent toujours en rangs serrés se dirigeant vers le pont, pour gagner Gomery. Ils sont en rage de n’avoir pu marcher sur Virton et montmédy. Déjà nous tournions l’angle de la maison d’école, quand une bande de casque à pointe nous enveloppa. Ils emmenaient avec eux  six brancardiers français et des civils arrêtés devant la porte de l’ambulance. On nous signifie de déposer notre brancard. Puis un bandit galonné hurle un ordre :

-     Tous capout ! tous fousillés !

Un coup de feu part : personne n’est atteint. On nous dispose par rang de quatre ; on nous bouscule ; on nous pousse dans un petit carrefour, devant l’usine de chicorée de M. Capon, et là, sans interrogatoire, sans jugement, sans un mot, au mépris de toute loi divine et humaine, on nous couche en joue et l’on nous fusille à bout portant...

Je tombai à la renverse, la tête dans un caniveau du chemin tout contre une machine agricole abandonnée là et à laquelle je m’étais adossé. J’avais reçu sept balles : quatre m’avaient déchiré l’avant-bras droit, deux avaient traversé la cuisse et la jambe, et une autre m’avait  déchiré l’abdomen. Par bonheur je ne perdis pas connaissance : de mon bras ensanglanté, je me mâchurai le visage et, es bras étendus, je fis le mort.

-     Debout ! ceux qui savent marcher ;ils auront la vie sauve ! cria un sous officier.

Deux camarades, Hesnard et Sorrin, se levèrent. Je les vis emmener vers la rivière. Sont-ils prisonniers en Allemagne ? Les a-t-on fusillés plus loin ? je l’ignore. Je n’avais pas bougé ! Deux soldats s’approchèrent de moi. De sa baïonnette, l’un d’eux me retourna ; l’autre laissa retomber la crosse de son fusil à quelques millimètres de ma figure. Je restai impassible et inerte ; et ils s’en allèrent. Ce furent alors quelques heures atroces. J’étais couché  empêtré dans les cadavres de civils et de soldats. Près de moi, Judel, un ami, se tordait de douleur, une balle dans le ventre. Une âcre odeur de sang me prenait à la gorge. Je ne souffrais pas trop, mais j’avais une soif terrible. L’artillerie allemande passa avec un bruit d’enfer : les bandes des roues frôlaient presque ma tête. A chaque instant, je m’attendais à être broyé : et j’étais incapable de faire un mouvement. Le défilé fut long, long : il me parut interminable. Débarrassé enfin de ce cauchemar, voici que s’amènent en sens inverse quelques soudards furieux. Une pauvre femme passait, serrant son enfant dans les bras. L’une de ces brutes se jette sur elle, baïonnette en avant. La pauvre mère esquiva le coup, mais le bébé eut le pied éraflé. Elle s’enfuit en se lamentant. Visions horribles ! Il me semble aujourd’hui que tout cela est un mauvais rêve et que je n’ai pas été témoin de pareilles scènes !

La soif me torturait, elle devenait intolérable. Depuis deux heures, j’étais étendu là tout fracassé. Deux brancardiers allemands vinrent à passer. Un Français, Pottier du 103, les accompagnait.

-     A boire ! par pitié !

L’un des Allemands, une sorte de géant roux, vit la croix rouge à mon bras. Il se baissa et me tendit une gourde de cognac. Je bus une large lampée et lui dis : merci. Il me regarda en silence, puis, se prenant la tête des deux mains, il partit en pleurant. Je suppliai Pottier de me faire enlever.

Combien de temps se passa ? Je ne sais. Une maison en face de moi flambait. Machinalement, je suivais des yeux les progrès de l’incendie. Bientôt des pas résonnèrent sur le chemin. C’étaient les brancardiers. On me chargea sur une civière. Judel fut étendu sur une brouette : le pauvre garçon mourut en arrivant à l’école.

Je restai quatre jours à l’ambulance d’Ethe. Mère Euloge et ses religieuses furent admirables de dévouement et d’énergie. Un jour, les Allemands mirent le feu à la maison contiguë. Mère Euloge les apostropha durement dans leur langue. Ils coururent chercher des pompes et éteignirent l’incendie qu’ils venaient d’allumer. Le mercredi soir, on me transporta ici. Vous savez le reste, la protection spéciale dont je fus l’objet de la part de la Sainte Vierge, et les mille gâteries des bonnes Soeurs. »

Voilà le récit fidèle, simple et terrible, que me fit M. Gaston Leblanc de Flers (Orne), brancardier militaire à la 6e compagnie du 103e Régt d’infanterie. Il fut soigné pendant de longs mois à l’ambulance de la Villa Ste Lucie à Virton.

Massacre des blessés français à Gomery

21 Août - Avant la bataille

Les Prussiens ! les Prussiens ! c’est le cri d’épouvante qui circulait à Gomery le 21 août, vers 7 heures. Nul n’aurait pu dire d’où ils venaient ; ils avaient surgi soudain du brouillard matinal avec lequel se confondait le gris de leurs uniformes. Leurs pelotons s’avançaient comme des lignes d’ombre dans le parc de M. le Baron de Gerlache. Ce n’était pas la première fois que l’on voyait les sinistres casques à pique : depuis 15 jours, les dragons allemands fouillaient le pays, cavaliers-fantômes qui apparaissaient un instant pour disparaître aussitôt. Mais ce jour-là, c’étaient les masses serrées de l’infanterie, en marche pour l’invasion... La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre ; partout, portes et volets se formaient. Derrière les lucarnes des étables et des granges, derrière les lucarnes des étables et des granges, derrière les rideaux des fenêtres dont un coin restait levé, paysans et ménagères guettaient pour les voir passer. Ils ne passèrent pas. La curiosité l’emporta bientôt sur la peur : à sept heure et demie, la circulation avait repris dans les rues du village. Ce n’était qu’une avant-garde de l’armée ennemie, environ 100 hommes. D’ailleurs, pourquoi craindre ? les patrouilles d’éclaireurs n’avaient fait de mal à personne ; la guerre ne se faisait-elle pas uniquement entre soldats ? respecter les biens et les vies des civils, n’était-ce pas le code de guerre des peuples civilisés ? Toute appréhension s’envola lorsqu’on vit la petite troupe prussienne se déployer dans les campagnes au Sud du village et disparaître dans le bois de Biquaumont, qui chevauche la grand route entre Ruette et Signeulx.

Hélas ! on n’eut pas le temps de s’endormir dans une fausse sécurité. Entre 11 h. et midi, éclata une vive fusillade vers Grandcourt. Les hussards français prenaient contact avec l’avant-garde allemand. A 3 h., les postes ennemis se replièrent et traversèrent Gomery, amenant quelques blessés. Ils regagnaient Ethe et les grands bois de Laclaireau, du Terme et de Virton. Un calme, lourd d’angoisses, pesa alors sur le bourg. Lorsqu’à 6 h., on vit, dans le lointain, l’infanterie française déboucher de la forêt qui couronne les collines - frontières, on ne douta plus que nos régions allaient être le théâtre d’un choc sanglant. Les plus prudents s’en allèrent chercher leur bétail dans les prés. Déjà l’on se battait dans le secteur Mussy - Signeulx - Baranzy ; le crépitement de la fusillade, le ronronnement des mitrailleuses s’entendaient distinctement à Gomery.

-     L’orage n’est pas loin, disait un bon vieux : nous aurons peut-être de la grêle !

Et comme pour accomplir sa plaisante prédiction, voici qu’arrive, à 7 h. ½, un capitaine français, à la tête d’un détachement. Immédiatement on forme cercle autour des braves troupiers.

Les casquettes s’envolent de dessus les têtes, les mouchoirs s’agitent à bout de bras :

-     Vive la France !...

-     Vive la Belgique, Messieurs. Plusieurs compagnies vont arriver ; pouvez-vous loger 1000 hommes au village ?

-     Oui, oui, capitaine, autant que vous voudrez. Nous avons de paille pour les hommes, des lits pour les officiers.

-     Très bien. Merci.

Conduit par l’échevin, le capitaine et son détachement préparèrent les cantonnements.

Ce fut du délire quand, à la nuit tombante, les soldats du 101, 102, et du 103 entrèrent dans Gomery. On leur fit fête, aux petits Français. La confiance était revenue dans tous les coeurs !

-     Nous aurons de l’orage, père Baptiste, mais la grêle sera pour les Prussiens !

Cependant l’ennemi veillait. Tard dans la soirée, on entendit le claquement sec d’un Lebel : une sentinelle venait d’abattre un espion allemand.[13]

Un soldat entra au château de M. de Gerlache où bivouaquait la compagnie du capitaine Jouet.

-     Mon capitaine, votre compagnie est de faction : vous devez camper sur la route. Ordre du colonel !

Et, sans rechigner, les hommes prirent leur fourbi et s’en allèrent s’étendre au bord de la route. La nuit fut chaude et bonne. Aucune alerte ne vint troubler le sommeil des braves gars qu’une longue étape avait brisés.

Samedi 22 août-La bataille.

Dès 4 h. du matin, la marche en avant reprenait. Les troupes qui avaient passé la nuit à Latour et à Ruette, et un escadron de hussards venus on ne sait d’où, défilèrent dans le village. L’artillerie de campagne arriva vers 6 h. Puis ce fut encore de l’infanterie que suivaient de nouvelles batteries. D’autres régiments s’étaient dirigés vers Bleid, et, dès 8 h., en étaient venus aux mains avec les Prussiens sortis des bois de Bakèse. A Ethe aussi, on se tirait des coups de fusil. L’écho, affaibli par un brouillard très dense, arrêté d’ailleurs par les crêtes qui séparent la vallée de la Vire de celle du Ton, n’arrivait que confusément jusqu'à Gomery. La voix grave du canon appela bientôt à la rescousse les réserves restées au village. Elles se déployèrent en tirailleurs et disparurent derrière les collines. Et ce fut la rude bataille qui dura jusqu’au soir [14]. Ils firent des prodiges de valeur, les braves Français. Ils se battaient cinq contre un. Mais l’ennemi amenait toujours des renforts nouveaux, et il fallut céder devant le nombre.

Pendant tout l’après-midi, les blessés affluèrent. Hélas ! quelques fuyards aussi passèrent en débandade, éperdus, fous, souillés de poussière et de sang. C’était la première fois qu’ils allaient au feu ; ils avaient lutté avec vaillance jusqu’au moment suprême où, dans un ébranlement de leurs nerfs, ils avaient désespéré. Alors, le hideux spectre de la Déroute s’était dressé devant eux et les avait étreints de ses bras d’épouvante : ils allaient mornes et silencieux, jetant fusils et sacs et ne songeant qu’à une seule chose : regagner la France au plus vite ! Pauvres jeunes gens ! j’ai vu la formidable horreur de la mêlée, et je ne vous accuse point. Je comprends cette minute d’affolement que vous avez héroïquement rachetée. C’est vous qui avez couvert Verdun à la grande bataille de la Marne ; vous y avez subi de terribles pertes, et vous n’avez pas reculé d’un pas. La patrie vous doit son salut !...

Une ambulance régulièrement constituée était établie au château. Le major français Duteil l’organisa militairement, et bientôt elle fut encombrée de blessés. A 2 h. ½, y arrivait, se traînant péniblement, le médecin-major Simonin : il avait été grièvement blessé, aux côtés du général de Trentinian. Un peu plus tard, blessé aussi, entra un étudiant en médecine, Jean Féron. Etendu sur un matelas, le pauvre docteur fut dans l’impuissance de soigner ses malheureux soldats. Le major Duteil et son aide, l’infirmier Duflot, assumèrent toute la charge du lazaret. Avec un dévouement inlassable, ils travaillèrent jusque tard dans la nuit. A diverses reprises - et nous insistons sur ce fait, - le docteur Duteil donna l’ordre d’enlever du château toutes les armes, ordre qui fut scrupuleusement exécuté. Cependant, cette ambulance était insuffisante. Au cours de l’après-midi, d’autres médecins militaires - que l’on dit être M.M. Sédillot et Vessières, -  convertirent  en lazarets de campagne la maison de M. l’instituteur, de Mme Vve Lambert, de M. Médard et de M. Jacquemin-Graisse. Des drapeaux de la croix - Rouge furent hissés aux fenêtres de l’étage, assurant sécurité  et paix à ces asiles de la souffrance, de la charité et du droit des gens. La maison de M. l’instituteur ne reçut qu’un blessé le samedi ; plus de 50 trouvèrent place chez madame Lambert. Parmi eux se trouvait le capitaine Privat et le lieutenant de Char, attaché d’ambassade à Berne, interprète du général ,de Trentignan. Tous deux étaient couchés sur des lits dans une chambre à l’étage. Les autres maisons recueillirent chacune à peu près le même nombre de malheureux.

« Je me trouvais à la croix - Rouge du château, raconte le vicaire de l’endroit, M l’abbé Bauret, à qui nous laissons la parole, lorsque, vers 3h., une voix cria dans les salles : - Debout ceux qui savent marcher : on va les évacuer vers la France !

Il se passa alors une scène pénible. De leurs grabat se levèrent de pauvres mutilés ; fiévreusement, ils cherchèrent leur sac et leur capotes, et, sans un cri de douleur, sans une plainte, se hissèrent dans un chariot garni de foin, réquisitionné au village. Ce fut une colonne tragique sur la route de France ! les secousses étaient douloureuses dans ce véhicule cahotant ; mais les coeurs étaient fortifiés par l’espérance d’un retour vers la patrie. Ceux-ci du moins échappèrent aux souffrances, mille fois  plus horribles, d’un long internement en Allemagne !

Durant toute la soirée, des compagnies de toutes arme, repassèrent. L’artillerie ferma la marche. Avec elle partait tout espoir de salut. On eut l’affreuse sensation d’être abandonné aux mains de l’ennemi. Un silence de stupeur enveloppa la salle comme un voile funèbre ; les blessés eux-mêmes oublièrent un instant leur torture physiques, concentrés qu’ils étaient dans la pensée de cet effroyable abandon. Heureusement on ignorait encore les raffinements de la haute culture germanique : l’abattement se serait changé en sauvage désespoir !

La nuit était tout à fait venue. Parfois une fusillade retentissait dans le lointain. Les malades s’assoupissaient, fatigués de souffrir, lorsque vers 10h. un coup de feu raya l’obscurité : une vitre vola en éclats et une balle se perdit dans les boiseries du plafond. L’une des demoiselles de Gerlache se précipita au dehors en criant : Rote Kreuz ! Rote Kreuz ! Une troupe de cavaliers étaient arrêtés en face du château. Ils avaient aperçu les uniformes français circulant dans les corridors éclairés, et, dans leur rage de barbares, ils avaient fait feu. On décida aussitôt de suspendre une lanterne à côté du drapeau de la Croix - Rouge. Le docteur duteil, et son aide Duflot, sortirent pour parlementer avec les prussiens. Ils ne rentrèrent pas : brutalement saisis et garrottés, ils furent emmenés à Bleid, où ils passèrent la nuit à soigner les blessés. Le lendemain à 9 h. ½, on les ramenait au château avec M. Pierrequin, étudiant en médecine [15].

La nuit s’acheva sans autre incident.

Dimanche 23 août - Massacre des blessés.

Le lendemain matin, raconte encore M. le Vicaire, je visitai les autres ambulances. Je recommandai aux propriétaires d’enlever toutes les armes et je me rendis à l’église pour célébrer la messe. Les fidèles, apeurés, se pressaient en foule dans le temple. Je les invitai au calme et à la confiance en Dieu, essayant de les rassurer et de les réconforter. En sortant de l’office divin, je croisai quelques soldats allemands à bicyclette. Ils m’arrêtèrent : -Y a-t-il des soldats français à l’église ?

- Non, messieurs. Venez et voyez. Voici la clef : l’église est fermée.

- C’est bien ! allez !

Je retournai à l’ambulance. Entre temps des groupes de soldats avaient envahi le village, baïonnette au canon ou revolver au poing. On venait de ramener MM. Duteil et Pierrequin. Une escouade de Prussiens remontait vers Bleid, précédé d’un fanion de la croix rouge, - du moins un habitant de Gomery l’affirme, - lorsque des coups de feu partirent des bois où quelques français, égarés de la bataille, se cachaient pour regagner la frontière.

Soudain la porte d’entrée du château s’ouvrit avec fracas. Un officier, escorté d’une dizaine d’hommes, parut, la figure congestionnée, les yeux pleins de fureur.

- On a tiré sur nous de la Croix Rouge, vociféra-t-il.

Duteil et Simonin s’interposèrent : On les brutalisa. Ils lui montrèrent les blessés couchés inertes sur le parquet.

- On a tiré sur nous de la Croix Rouge, répéta-t-il. Vous êtes mes prisonniers. Tous dehors ! Les blessés seuls resteront ici..

M. le Baron de Gerlache, ses soeurs, le personnel du château, les médecins, les infirmiers et moi sortîmes dans le parc. Le major Simonin, incapable de se mouvoir fut jeté sur une civière et emmené avec nous.

On nous poussa vers le chemin d’Ethe, puis vers le cimetière. Je vivrais cent ans, que je n’oublierais pas l’horrible spectacle qui se présenta à nos yeux au moment où nous franchissions la clôture du parc. Les premières maisons étaient en flammes et l’incendie mêlait ses crépitements à ceux des coups de fusil tirés dans les rues. On dut ramener le major Simonin au château. Des groupes de paysans étaient collés aux murs, les mains levées ; des brutes les couchaient en joue s’amusant de leur peur atroce. O Grande Culture allemande, de quelles délectations de tigres as-tu donc pétri les coeurs de ton peuple ? De toutes parts arrivaient des bandes pitoyables de civils chassés comme un vil troupeau. Nous étions là, massés nombreux contre le mur du cimetière. Les hommes, stoïques, attendaient les événements ; des femmes pleuraient et se lamentaient ; de tout jeunes enfants accrochés aux jupes de leurs mères sanglotaient en criant : maman ! maman !

Beaucoup m’entourèrent.

Ah ! M. l’abbé ! On va nous tuer ! Ils sont venus tantôt aux ambulances du village, comme des furieux, prétendant qu’on avait tiré sur eux. A coups de revolver, ils ont massacré des blessés ; ils en ont jeté d’autres sur la rue, puis ils ont mis le feu. Il y a des malheureux dans les flammes ! On dit qu’ils ont abattu M. de Char, le docteur Vessière et le docteur Sédillot ![16]

- Et cependant, ajouta un autre, ce matin un chef était venu. Les médecins lui ont fait visiter les ambulances et il avait trouvé que tout était très bien !

De nouveaux groupes arrivaient encore. Bientôt tous les habitants se trouvèrent réunis. On nous fit asseoir. Les maisons prenaient feu les unes après les autres ; de grands paquets de fumée et de flammèches montaient dans le ciel calme et pur ; les coups de fusil continuaient sans interruption.

Puis ce fut une scène horrible : je ne puis y songer sans frémir ! Derrière les civils se déroulait une procession lamentable de malheureux blessés français. Ils allaient, haves, geignant, appuyés sur des bâtons ramassés au hasard du chemin, claudiquant, se traînant, misérables loques humaines. Beaucoup étaient à demi nus. Il y en avait un qui rampait sur ses mains et ses genoux. Férocement, leurs bourreaux les poussèrent sous les marronniers qui font un grand péristyle d’ombre devant le cimetière.

Les malheureux appelaient à l’aide, ou suppliaient leurs barbares conducteurs. L’un d’entre eux aperçut M. Duteil :

-     Au secours ! mon lieutenant ! on va nous égorger !

D’autres se tournèrent vers moi et de loin tendaient les mains :

-     L’absolution ! M. l’abbé, l’absolution !

Le cœur navré - je n’avais plus de larmes pour pleurer - je leur donnai à eux, je donnai à tous l’absolution.

Puis soudain, les mauser s’abaissèrent, et là, sous nos yeux, le premier groupe fut fusillé à bout portant. Ils s’écroulèrent en tas. Le malheureux qui se traînait sur les genoux était resté en arrière : on lui cassa la tête d’un coup de revolver, au milieu de la route. Et la boucherie continua. Elle dura vingt, trente, quarante minutes ? je ne saurais le dire : j’avais perdu toute notion de temps. Les blessés isolés, clopinant sur le chemin servirent de cible et s’affalèrent dans les fossés ou contre les murs des maisons en flammes . Vision d’épouvante ! Toute la route, jusqu’au bourg, était jonchée de cadavres. Les pantalons rouges formaient des paquets sinistres écroulés dans des mares de sang... Il était alors 11 h. ½.

Monsieur le Vicaire se tut : il était trop ému pour continuer son terrible récit. Nous restâmes, lui et moi, quelque temps silencieux. Tous deux nous pensions à la justice vengeresse de Dieu. Puis il reprit :

Presque tous les habitants de Gomery furent témoins de ce que je viens de vous raconter. Je vous ai dit qu’il était 11 h. ½ : nous fûmes contraints de rester là, près de ces cadavres déchiquetés, jusqu’au lendemain vers une heure de l’après-midi. Il existe deux autres témoins encore, deux soldats, deux fusillés. Ils se laissèrent tomber lorsqu’on commanda le feu. La nuit, ils s’échappèrent en rampant et parvinrent à gagner l’ambulance du château, qui n’avait pas été inquiétée. L’un des deux réussit à s’évader dans la suite, m’a-t-on dit.

A quel chiffre exact s’élève le nombre des victimes ? On ne la saura jamais . Aux martyrs tués près du cimetière on réunit les corps de ceux qui furent massacrés dans les rues. A gauche des marronniers, à la place même de l’inique exécution, on creusa une grande fosse. C’est là que sous un tertre fleuri dorment 114 Français. Cette tombe demande constamment vengeance au ciel ; cette tombe entretient dans les coeurs la haine contre la race maudite de la Haute Culture ! J’ignore le nombre de ceux qui furent tués dans les ambulances mêmes ou qui périrent dans les flammes.

Les civils de Gomery.

Ce qui me reste à vous dire présente moins d’intérêt : c’est la fin de la triste odyssée des gens du village.

Vers midi ½, ordre fut donné à M. l’échevin Laurent, à M. Detroux, fermier et à moi d’accompagner une compagnie allemande à travers champs. Nous fûmes astreints à un étrange exercice. Tantôt, toute la compagnie se mettait à genoux, tantôt se jetait à plat ventre. Nous fîmes comme eux. Après une demi-heure de marches et de contremarches, on prit la direction de Latour, puis celle d’Ethe. La colonne s’arrêta près d’un gros de troupes occupées à préparer le dîner. On nous permit de nous asseoir. Les soldats se montrèrent humains, ou du moins indifférents. Les uns dépeçaient une bête, d’autres plumaient des poulets, d’autres creusaient des tranchées, d’autres enfin jouaient des airs allemands sur de petits harmonicas de poche. Un officier nous fit apporter un peu d’eau et lia conversation.

Vers 4 h., le Docteur Duteil nous rejoignit, et la marche reprit vers Ethe. Nous rencontrâmes de petits convois de prisonniers français. Au sommet du plateau stationnaient le curé d’Ethe et un groupe de ses paroissiens entourés d’un cercle de baïonnettes .

-     Adieu, mon cher, dit M. l’abbé Bodson, en me serrant la main ; offrons à Dieu le sacrifice de notre vie pour la cause sainte de la patrie.

Le major Duteil nous quitta à nouveau pour faire quelques pansements. Et l’on repartit, à travers la campagne, jusqu’aux environs de Latour. Un officier suivi de quelques cavaliers nous accosta :

-     M. le curé, dit-il en excellent français, où vous conduit-on ?

Je lui contai ce que vous savez.

-     Attendez-moi un instant ici.

Il donna un ordre bref et partir au trot. Après quelques minutes il revint :

-     M. le Curé, vous et vos compagnons vous êtes libres. On va vous reconduire auprès de vos gens.

Comme je le remerciais, il tendit la main et dit :

-     Faites moi le plaisir de dire une messe pour deux de mes amis tombés hier. Adieu !

Il était 7 h. du soir.

Près du cimetière, je retrouvai les habitants de Gomery couchés sur la terre nue. Un cordon de sentinelles les encerclait. On renvoya les dames et les servantes du château pour soigner les blessés. Et la nuit tomba sur nous. Nuit lugubre !

A quelques pas, dans l’obscurité se dessinait la masse noire des cadavres. Le village continuait à flamber, illuminant au loin les campagnes et les bois. Au Nord, l’horizon s’irradiait des lueurs de l’incendie d’Ethe. De la plaine nous venaient des cris de ralliement, des ordres jetés d’une voix hautaine, des rumeurs de tous genres. Au loin, dans les prés, les vaches meuglaient, affolées, dans les pâtures. Parfois nos gardiens épaulaient leur arme et tiraient dans la direction du hameau. Plus de 30 coups partirent ainsi autour de nous.

La nuit se passa dans les transes. Quelques-uns, harassés de fatigue, dormaient d’un sommeil lourd et fiévreux. Le lever du soleil ne modifia en rien notre situation. La matinée s’écoula. Vers une heure de l’après-midi, un soldat apporta un ordre. En groupe serré, on nous fit descendre jusqu'à la fontaine ; puis l’on nous massa dans une ruelle entre deux maisons incendiées. Quelques blessés français vinrent nous y rejoindre. L’armée allemande défila longtemps, longtemps. Une seconde nuit se passa et le mardi matin nous fûmes enfin délivrés.

Deux vieillards et moi eûmes liberté pleine et entière. Les femmes furent entassées dans deux maisons épargnées par les incendiaires ; les hommes furent réquisitionnés pour enterrer les morts.

Je rentrai au village et m’acheminai vers l’église pour prier et remercier Dieu. Elle était - de même que la salle d’école - pleine de blessés français ramenés récemment du champ de bataille ou enlevés du château, dont toutes les salles étaient encombrées.

Je pus enfin mesurer l’étendue du désastre. Des 57 maisons de Gomery, 32 n’élevaient plus vers le ciel que des murs calcinés et branlants.

Jamais on n’oubliera ici les journées tragiques des 22, 23 et 24 août 1914. Les flots de mensonges que répandront les journaux et les enquêteurs allemands ne laveront jamais la tache du sang versé sous les grands marronniers de notre cimetière.


Annexes.

3)  Au cimetière de Belle-Vue sont inhumés 24 officiers français, dont certains ont pu être identifiés : colonel Lafargue, colonel Chabrol, major Coquerille, major Lafargue, capitaines de Goer de Bervé, Le faon, Le Borgne, Tourte, lieutenants Chanderis, Carré de Bousseroles, de Roquancourt. Au cimetière de la Chamberlaine, huit officiers,dont les commandants Brunet, Favier, les lieutenants Guyot Lhoreau, Durant, Martin. Au cimetière de robelmont cinq officiers : Vallée, Caplat, Mérine, Robert Marius, Fauvel. A cette liste il faut ajouter les officiers suivants, tombés pendant la bataille et inhumés dans l’un de ces trois cimetières, mais on n’a pas pu identifier les corps lors des exhumations en 1917. Ce sont : les capitaines Rozet, Berson, les lieutenants Dufrasne, David,Tannberger, Buisson, Clerc, du Breuil de pontbriand, et d’autres. Un grand nombre d’officiers blessés, soignés aux ambulances, furent emmenés en Allemagne.

5)  Outre les canons français mentionnés dans le récit, notons que le jour de la bataille, 4 étaient postés à la tuilerie au sud de Saint-Mard, 8 aux termes, puis derrière le plateau de Moriamont, ban de Harnoncourt, 4 derrière le cimetière de Rouvroy, au lieu-dit « gagnage », 4 au dessus de la « grande haye » entre Harnoncourt et Saint-Mard, 4 au long de la route de Rouvroy à Lamorteau.

7)  Ces réflexions paraissent assez naïves aujourd’hui que nous connaissons mieux les opérations militaires qui précédèrent la grande bataille de la Marne. Nous les avons conservées telles que nous les avons écrites en septembre 1914 pour indiquer l’état des esprits et des croyances à cette date. L ‘illustration du 9 janvier 1915, sous la signature de M. Champaubert, résume comme suit l’action générale, dont la bataille de Virton constitue un épisode :
« Le général Von Hausen (3e armée) et le duc de Wurtemberg (4e armée), de la base de Malmédy-St-Vith, se portaient à travers l’Ardenne sur Dinant et Neufchâteau ; à leur gauche venait se souder la 5e armée du prince royal de Prusse, concentré à Trèves et à Metz, par le Luxembourg.
A l’est de Metz, la 6e armée du prince héritier de Bavière marchait contre le front de celle du général de Castelnau, qui voyait en même temps son flanc droit menacé vers Sarrebourg, par le général Von Heeringen (7e armée) et sa gauche par des éléments sortis du camp retranché de Metz. C’est dans cette région que commança l’action générale, le 20 août. Nos troupes, prises à partie de trois côtés à la fois, ne purent continuer à avancer : un corps d’armée ayant fléchi brusquement, cette défaillance provoqua le recul de toute la ligne. Soutenu par des renforts prélevés sur la garnison de Toul et sur l’armée Dubail (Alsace), le général de Castelnau disputa pied à pied le terrain à l’ennemi et l’arrêta définitivement sur la ligne du Grand Couronné de Nancy et de la Mortagne (7 septembre) ; mais nous avons dû renoncer à presque tout le terrain précédemment gagné, notamment à Mulhouse (27 août).
A l’aile gauche, le 21 et 22 août, nos 3e armée (général Ruffey) et 4earmée (général de Langle de Cary) se heurtaient aux colonnes allemandes dans le Luxembourg belge. Le terrain, très boisé, ne se prête pas aux reconnaissances d’avions, ni de cavalerie ; l’artillerie y manque de vues. Notre infanterie, qui se laissa surprendre sur plusieurs points, dût céder devant le nombre et fut rejetée vers la frontière. Cette retraite découvrit le flanc droit de notre 5e armée (général Lanrezac dans l’Entre-Sambre et Meuse) qui, dépassant Charleroi et Dinant, atteignait presque Namur ; elle se replia sans trop de difficultés. Le corps expéditionnaire anglais, obligé de suivre le mouvement général et pressé par toute l’armée du général Von Kluck, se trouva le 26 août, sérieusement compromis entre Landrecies et Cambrai et ne se dégagea qu’avec peine. L’armée du général Ruffey s’étendait de Virton à Audun le Roman ; celle du général de Langle de Cary, de Bellefontaine à Paliseul.

8)  Le nombre de fusillés civils est de : 4 à Virton, 71 à Latour, 220 à Ethe-Belmont, (193 d’après une autre liste), 1 à gomery, 1 à signeulx et 6 emmenés en Allemagne, 24 à Baranzy et 65 emmenés, 11 à Musson et 140 emmenés, 11 à St-Léger, 14 à Mussy, 5 à Grandcourt. Soit au total pour le canton de Virton : 362

9)   Voici le relevé des maisons incendiées dans le canton de Virton : 2 à Virton, 1 à Latour, 232 à Ethe-Belmont, 32 à Gomery, 22 à Bleid, 5 à Signeulx, 104 à Baranzy, 15 à Robelmont, 54 à Mussy, 61 à St-Léger, 142 à Musson, 12 à Grandcourt.

10) Ce sont : MM. René Gérard rue St-Roch ; Victor Latran-André, rue de l’Hôpital ; Emile Jamain, rue Basse ; Jean-Baptiste Marmoy-Leroux, rue Croix le Maire.

11) Près d’une trentaine de prêtres furent fusillés, dans le diocèse de Namur, Au pays  Gaumais, M. l’abbé Georges, curé de Tintigny, fut fusillé dans sa paroisse ; M. l’abbé Alexandre, curé de Mussy, après avoir subi les pires avanies, fut emmené ligoté sur un canon à Tellancourt et massacré ; M. l’abbé Pierret, vicaire à Etalle, fut pendu à un poteau ; M. l’abbé Glouden, curé à Latour, et M. l’abbé Zender, curé en retraite, réquisitionnés pour ensevelir les morts, furent traîtreusement tués près de la scierie Capon à Ethe. Plusieurs curés français furent assassinés dans les paroisses voisines de la frontière. Nombreux sont les prêtres gaumais qui ont étés brutalisés, emmenés dans les lignes allemandes, ou incarcérés durant de longs mois.

12) A l’entrée de Belmont (Ethe), en face de la maison située dans l’angle droit que forme l’intersection de la route de Virton avec le chemin du moulin, les Allemands fusillèrent presque à bout portant 60 prisonniers Français. Les malheureux furent tassés le long du mur des étables, en contrebas de la route. En tombant, plusieurs s’affalèrent contre ce mur, et leur sang macula de larges taches rouges le crépi blanchi au lait de chaux. On put voir, pendant près d’un an, ces taches brunes que les habitants cachèrent pieusement sous un amoncellement de ramilles. De ces 60 fusillés, quatre échappèrent à la mort, dont le sergent Dessarthe du 104e régiment d’infanterie. Au commandement du feu, il s’était laissé tomber et n’avait pas reçu une égratignure. Vainement il contrefit le mort. Les féroces boches se ruèrent dans le tas et, à coups de révolver et de crosse, achevèrent ceux qui s’agitaient encore. L’un d’entre eux appuya le canon de son fusil sur le dos du sergent Dessarthe, au bas des reins. La balle traça un profond sillon dans les chairs et sortit à la naissance de la cuisse. Le pauvre garçon passa toute la nuit au milieu des cadavres, non sans essuyer des coups de feu de la part des patrouilles  de passage sur la route. Transporté le lendemain, avec un compagnon agonisant, dans une écurie voisine, il y vécut d’un peu d’eau et de quelques morceaux de sucre que lui apporta un Polonais compatissant. Il ne fut enlevé que le mercredi et transféré à l’ambulance de la Villa Ste Lucie à Virton. Détail Horrible : pendant son séjour dans l’écurie, une truie errante et affamée vint dévorer sous ses yeux les cuisses de son compagnon. A grande peine, il réussit à mettre en fuite, à coup de tasse, la bête immonde.

[1] On lui donne aussi le nom de belle vue

[2] Mr Paul Servais, propriétaire de la barrière, fut témoin de ces atrocités.

[3] Voir annexe

[4] On compte 1515 Français enterrés dans les différents cimetières autour de la ville, ceux d’Ethe, Latour et Baranzy non compris.

[5] Voir annexe

[6] On le disait du moins en septembre 1914

[7] Voir annexe

[8] Voir annexe

[9] voir annexe

[10] Voir annexe

[11] voir annexe

[12] voir annexe

[13] Il est enterré le long du chemin du bois de Baconveau.

[14] Voir le récit de cette bataille plus haut : « Un épisode de la bataille d’Ethe. »

[15] Ils restèrent huit jours à Gomery ; furent ensuite dirigés sur Bleid où ils séjournèrent une quinzaine de jours et de là emmenés en Allemagne.

[16] Le capitaine Privat pourra, après la guerre, donner sur cette tuerie des détails que j’ignore. Lorsque la maison de la Ve Lambert fut en feu, il sauta par la fenêtre dans le jardin. Deux soldats l’arrêtèrent aussitôt. On ne fusille pas les officiers, lui dirent-ils, et ils l’emmenèrent. Le capitaine Privat fut soigné longtemps à Arlon, puis évacué en Allemagne.


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